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Le tableau:

Sept Heures. Le réveil sonne et tire Aurore d’un de ses doux rêves où elle avait enfin l’impression d’exister et d’être.

Il murmurait son nom, la voyait et s’approchait d’elle…

Le refuge est de courte durée. Même pas le temps d’une transition en douceur. L’illusion s’évanouit. Le réveil de ses coups sentencieux martèle le retour à la réalité. Il n’arrivera pas à l’atteindre une fois de plus. Le jugement rendu est sans appel.

L’angoisse l’étreint lorsque le rideau brumeux du sommeil est définitivement tiré. Son regard se tourne alors vers la fenêtre aux volets toujours ouverts.
Elle se rassure en voyant le soleil déjà levé s’inviter à rayons de velours dans sa chambre, rayons qui lui réchauffent un peu le cœur. Ce cœur qu’elle sent battre timidement dans sa poitrine et qu’elle aimerait sentir battre au gré des accords d’une symphonie humaine bien plus forte.

La vie pourtant pour elle n’a pas encore décidé d’être un grand chef d’orchestre…

Huit heures trente. L’heure pour elle d’embarquer dans ce métro qui, loin de la mener vers des horizons nouveaux ou des terres vierges la mène lentement mais si sûrement vers ce long port où elle erre depuis maintenant dix ans tel un vaisseau fantôme.
Dix longues années qu’elle trie et distribue le courrier dans cette boîte où tout est si compartimenté même les êtres humains. Dix ans qu’elle est invisible aux yeux des autres et à ses propres yeux. Elle éprouve de la honte à penser en ces termes ; elle, au moins, a une existence sociale et ne vient pas grossir les statistiques des exclus et des sans-noms.

Les portes de la rame se referment derrière elle, le piège de sa vie se referme sur elle avec cette même précision implacable. Comme tous les matins, ces mêmes visages connus d’inconnus.

Paradoxe de toutes ces vies juxtaposées et qui jamais ne se croisent. Toujours ce vieux monsieur lisant son journal comme le journal de bord indispensable de sa journée, toujours cet homme pendu à son téléphone comme à une bouée de sauvetage, toujours cette jeune fille isolée par ses écouteurs comme pour lui faire entendre le chant illusoire de mystiques sirènes, toujours cet homme tenant sous son bras un large carton à dessins. Comme tous les matins, elle se risque à jeter un regard dans sa direction.
Ce carton l’intrigue, elle imagine à l’intérieur des terres en fleurs, des étendues inexplorées, des visages immortalisés à jamais et racontant leur histoire à des spectateurs intéressés. Imagine tel est le maître mot car à priori jamais elle ne saura. Jamais cet adverbe si lourd… Toujours règne en maître si impérieux et si absolu dans sa vie.

Plus que deux arrêts, elle va bientôt descendre et quitter cette courte croisière des flots de son imagination. L’homme au carton, lui, descend au prochain arrêt. D’ailleurs il est déjà levé et s’approche des portes. Son regard croise une fois de plus celui d’Aurore au passage. Un regard impénétrable, impression accrue par la couleur de ses yeux si sombres comme un puits dont on chercherait vainement le fond.
Comme à chaque fois, Aurore a la curieuse sensation d’être un peu vue. Une sensation inexplicable, injustifiable et peut être injustifiée.

Encore un petit tour à bord du bateau de son imagination. C’est alors qu’elle décide de VOIR, oui ce matin elle ne veut pas mettre fin à la douce croisière de son imagination. Elle veut VOIR ce qu’il y a dans le carton, elle veut VOIR ce qui se cache derrière le puits sans fond de ce regard si sombre. Jamais ne l’emportera pas cette fois-ci. Un jour d’absence au travail, personne ne lui en tiendra rigueur. Dix ans qu’elle erre avec une étonnante rigueur et régularité. Elle se lève à son tour. La rame s’arrête. Les voyageurs descendent. Aurore emboite le pas au marin de son imagination.

Elle traverse des rues jusqu’alors inconnues, elle se sent exploratrice. Bruits, odeurs, jungle urbaine : un monde si foisonnant et inédit s’offre à son regard. L’exploration la mène jusqu’à une rue ornée d’échoppes d’artistes comme autant de lianes susceptibles de dévoiler des trésors inédits pour peu qu’on les écarte. L’homme est entré dans l’une d’elles.

Le cœur battant, Aurore s’approche de la vitrine où un tableau trône timidement, illuminé par la douce lumière matinale.

C’est alors qu’Aurore VOIT. Ce tableau dans la vitrine : est-ce une illusion de son esprit ?

Est- elle toujours en train de rêver ?

Non, elle ne rêve pas.

C’est bien là sous ses yeux, d’une réalité si palpable.

Elle voit ce qu’elle n’a jamais vu.

Elle voit ce que personne ne lui a jamais jusqu’à présent donné à voir.

 

Elle se voit pour la première fois car pour une fois on l’a vue.

 

Ce tableau, c’est elle. L’homme au carton l’a vue, il l’a toujours vue. Elle en est sûre maintenant. Il ne l’a jamais ignorée comme un fantôme errant, il l’a toujours vue.

Une impression dominante se dégage de son tableau, Aurore réalise qu’elle est bel et bien vivante. L’homme a su capter et immortaliser l’étincelle de vie qu’elle porte en elle.

Ce n’est plus une timide Aurore aux pâles rayons, elle illumine désormais le ciel de la toile telle une aurore boréale aux mille couleurs.

 

Aurore rentre dans la boutique, la vie l’appelle, elle le sait désormais…Elle comprend que malgré les apparences il y a toujours un tableau, il y a toujours un peintre pour nous voir...